Julie DEVIF est chargée de recherche contractuelle en psychologie sociale à l’université Gustave Eiffel et est spécialiste sur les questions sexe et genre en éducation, notamment sur la manière dont les notions de stéréotypes et de contre-stéréotypes sont appréhendés dans le système scolaire. Dans cette interview, Julie Devif nous parle de son parcours et des travaux sur les stéréotypes et contre-stéréotypes de genre.
A quoi servent les contre-stéréotypes ?
Interview faite par : Barbara Ozkalp-Poincloux
Retranscription faite par : Virginie Kehringer
Pour commencer, pouvez-vous vous présenter, présenter votre parcours et vos recherches ?
J. DEVIF :
Depuis novembre 2021, je suis chargée de recherche contractuelle à l’université Gustave Eiffel au sein du laboratoire MODIS (Mobilité Durable, Individu et Société). Dans le cadre de ce contrat, je mène une recherche qui vise à appréhender la relation entre les comportements de déplacement à risque des adolescents et adolescentes et la pratique de jeux vidéo. C’est un contrat financé par la Délégation à la Sécurité Routière. Je collabore avec Marie-Axelle Granié, qui est la responsable scientifique du projet, Jean-Pascal Assailly, Julien Cestac, Cécile Martha, Frédéric Martinez, Christine Morin-Messabel et Bérengère Rubio ; il y a donc cinq laboratoires différents qui sont affiliés à quatre universités nationales. Au sein du laboratoire MODIS, je travaille aussi avec Marie-Axelle Granié sur plusieurs recherches qui questionnent les stéréotypes de sexe et la dimension genrée du rapport à la conduite et aux comportements routiers à risque.
Avant d’en arriver là, j’ai fait mon cursus de psychologie sociale à l’université Lumière Lyon 2. J’ai soutenu ma thèse de doctorat en 2021 au sein de l’unité de recherche GRePS (Groupe de Recherche en Psychologie Sociétale) sous la codirection de Nikos Kalampalikis et Christine Morin-Messabel. Ma thèse interrogeait les discours et les pratiques sur les stéréotypes et les contre-stéréotypes de sexe dans le cadre de la formation initiale des professeurs des écoles, et ce sujet de thèse ne venait pas forcément de nulle part parce que pendant ma troisième année de licence, j’avais réalisé un stage au sein de l’institut EgaliGone, une association qui vise à lutter contre les stéréotypes de sexe dès la petite enfance. Ce stage m’avait amené à questionner le féminisme, et notamment la place des hommes dans le féminisme. À partir de là, les questionnements liés à l’égalité entre les sexes, notamment au sein du contexte scolaire m’ont intéressée.
Il se trouve qu’en plus, j’ai été interpellée par ces questions dès 2013 en tombant sur la une d’un journal titrant « Najat Vallaud Belkacem veut imposer le féminisme à l’école » lors du lancement de l’ABCD de l’égalité, un dispositif pro-égalitaire. Mon mémoire de Master 1 portait ainsi sur les représentations et les résistances qui existaient autour de l’ABCD de l’égalité. Il s’agissait de se demander comment ce dispositif était reçu par le sens commun au niveau de la presse nationale française, mais aussi au niveau ministériel, quels types de discours et de mesures étaient mis en place, etc. Parmi les résistances qu’il y avait au niveau de ce dispositif, il y avait toute la question de la théorie du genre, bien évidemment, mais aussi des contre-stéréotypes de sexe, notamment avec l’album Papa porte une robe de Piotr et Maya Barsony qui avait engendré une levée de boucliers.
Mon mémoire de Master 2 portait sur la façon dont les professeurs des écoles, qu’ils soient titulaires ou en formation, se représentaient les contre-stéréotypes, les intégraient à leurs pratiques éducatives. À partir des résultats de mon M2, j’ai pu proposer un projet de thèse directement en contexte de formation initiale pour voir comment les futurs professeurs des écoles étaient formés aux questions d’égalité et surtout les représentations associées aux stéréotypes et contre-stéréotypes de sexe.
Est-ce que vous pouvez définir rapidement ce que sont les stéréotypes et les contre-stéréotypes ?
J. DEVIF :
Les stéréotypes, selon une définition assez consensuelle en psychologie sociale, ce sont des croyances socialement partagées à l’égard des membres d’un groupe, ce qu’on va attribuer comme caractéristiques/traits de personnalités/comportements à des personnes parce que ces personnes appartiennent à un certain groupe. Pour les contre-stéréotypes, c’est le fait qu’une personne transgresse les normes de son groupe en adoptant un trait de personnalité ou un comportement qui est généralement attribué à un autre groupe. L’exemple le plus commun, ce sont peut-être les femmes en mathématiques : parce que les garçons ont un stéréotype favorable en mathématiques, les mathématiciennes peuvent être vues comme des contre-stéréotypes ; puisque les femmes ont une mauvaise réputation en maths, alors le fait de réussir en maths et d’être une fille, peut être considéré comme un contre-stéréotype.
Les contre-stéréotypes peuvent-ils jouer directement un rôle dans la volonté de réduire les inégalités hommes/femmes de manière générale et plus particulièrement à l’école ?
J. DEVIF :
Alors, oui, les contre-stéréotypes peuvent jouer plusieurs rôles. Même si les effets des études sont toujours un peu controversés (parfois ça marche et parfois ça ne marche pas). Un contre-stéréotype va d’abord permettre de contrer ou d’infirmer le stéréotype, c’est à dire qu’il peut réduire l’activation mentale qu’on va avoir sur les associations stéréotypées. Par exemple, pour reprendre les mathématiques : généralement, si on pense aux maths, on va penser directement à un homme. Le fait de présenter des contre-stéréotypes peut modifier, au moins temporairement, cette représentation-là, c’est-à dire qu’on n’aura plus aussi vite tendance à associer mathématiques et hommes, mais qu’on pourra associer mathématiques et femmes.
L’enjeu que je vois surtout aux contre-stéréotypes dans la promotion de l’égalité et la lutte contre les inégalités femmes-hommes, c’est dans la promotion de la diversité, dans le fait de sortir d’une représentation homogène des femmes et des hommes, de ce que doivent être les hommes et les femmes (les femmes en lettres, les hommes en sciences, etc.). C’est leur rôle de promotion de la diversité, en montrant l’ouverture des possibles et ça, justement, ce sont tous les travaux qui vont être faits sur ce qu’on appelle les rôles modèles, les modèles d’identification qui vont permettre d’augmenter la performance, par exemple, mathématiques ou scientifiques des filles, parce que le fait de présenter une femme mathématicienne qui réussit grâce à son travail peut directement augmenter les performances mathématiques des filles. Cela diversifie aussi les orientations scolaires et professionnelles : plus on va multiplier les modèles d’identification de femmes qui ont réussi dans des domaines contre-stéréotypés, plus les filles aussi vont pouvoir se dire que c’est possible pour elles de rejoindre ces orientations-là. Je pense notamment à plusieurs travaux qui montraient l’influence positive de femmes qui ont réussi dans les filières qu’on appelle les STEM (Sciences, Technologie, Ingénierie, Mathématiques).
Les contre-stéréotypes ont finalement plusieurs rôles puisqu’à long terme, être en présence de contre-stéréotypes peut justement réduire les activations de stéréotypes et donc promouvoir la diversité et la possibilité de s’identifier à des modèles de réussite.
Au regard des rôles importants des contre-stéréotypes, y a-t-il des arguments qui seraient avancés par les détracteurs de ces effets et qui présenteraient en quelque sorte les inconvénients d’introduire des contre-stéréotypes, notamment auprès des enfants ?
J. DEVIF :
Alors je pense d’abord aux réactions des professeurs des écoles que j’ai côtoyés durant mes années de Master et pendant ma thèse et les remarques qui reviennent souvent sont : « si je présente un contre stéréotype, je vais avoir un rejet de mes élèves, les parents vont venir me dire que ce n’est pas possible de présenter ça » ; je pense, par exemple, aux filles aux cheveux courts ou aux garçons qui vont adopter des traits féminins, avec toutes les insultes homophobes que cela peut activer chez les gens. D’une certaine façon, c’est l’effet Backlash, une sanction sociale, le fait d’être exclu d’un champ de pensée parce qu’on est une personne atypique.
Les études montrent aussi que le contre-stéréotype n’est pas toujours si bien accepté par les enfants, notamment les plus jeunes. Concernant les enfants de 7 à 9 ans, il y a une étude qui montre qu’ils rejettent le contre-stéréotype. Toutefois, ce rejet ne signifie pas pour autant qu’il y ait acceptation du stéréotype parce que les enfants ne vont pas forcément vouloir être le plus stéréotypé possible, mais plutôt être le moins contre-stéréotypé. Sans être l’archétype de la fille ou du garçon, il ne faut pas non plus qu’ils s’éloignent d’une certaine norme.
Concernant le fait que cela puisse contrer l’activation des stéréotypes, certaines études sur les temps de réponses face à des associations stéréotypées ou contre-stéréotypées montrent qu’en même temps que s’active le contre-stéréotype, le stéréotype est aussi fort en mémoire, parce que, par exemple, penser à une fille qui fait du football, si on s’entraîne à cette idée-là, il y a un effet un peu pernicieux de notre cerveau qui se dit : « si je dois penser aux filles qui font du foot c’est bien parce que quelque part normalement ce sont les garçons qui en font ». Les effets des contre-stéréotypes sont donc contrastés, et notamment selon le contexte, qui peut être plus ou moins favorable. Pour que cela puisse réduire l’activation du stéréotype, cela doit se faire aussi sur le long terme, et pas seulement par la répétition d’associations contre-stéréotypées mais aussi par le fait de percevoir le monde dans toute sa diversité et de ne plus se fier à ces stéréotypes encore dominants un peu partout dans notre quotidien (dans les médias, par exemple).
Enfin, pour les rôles modèles et leurs effets sur les performances, un effet contre-productif que le contre-stéréotype peut avoir ce serait, par exemple, si le rôle modèle féminin qui présente sa réussite en mathématiques utilise l’argument du don, c’est-à-dire qu’elle se présente comme ayant toujours été douée pour les mathématiques. Dans ce cas-là, les performances des filles en mathématiques ne seront pas du tout améliorées puisqu’elles considèrent qu’il s’agit d’un don, donc cela ne changera rien au stéréotype de départ (cf. travaux de Delphine Martinot). Il y a également l’effet contre-productif de l’exception qui confirme la règle.
Ainsi, je pense qu’il existe des conditions qui sont favorables aux bienfaits des contre-stéréotypes et d’autres moins. Mais quoi qu’il en soit, l’argument initial du rejet est plutôt un faux argument pour ne pas utiliser le contre-stéréotype car il existe plein de moyens différents de l’utiliser, tout simplement déjà comme questionnement du stéréotype, ce qui peut amener les personnes à réfléchir à autre chose. Le but n’est pas que tout le monde soit convaincu que les filles peuvent faire du foot, mais qu’au moins les gens se questionnent sur pourquoi elles ne pourraient pas en faire ou pourquoi l’attribue-t-on aux garçons. Ce questionnement peut déjà remettre en cause des préconceptions qui ne sont pas totalement vraies.
Il y a donc un réel intérêt pour les professeurs à introduire le contre-stéréotype à l’école. Quelles seraient vos recommandations pour bien le faire ?
J. DEVIF :
Alors c’est toujours compliqué car ce n’est pas comme si nous avions LA solution ! Les recherches montrent bien que les effets des contre-stéréotypes ne sont pas systématiques et c’est d’autant plus difficile de répondre lorsque nous n’avons pas la réaction des élèves. En tous cas, concernant l’âge, les études s’accordent : plus on commence tôt, mieux c’est. Les jeunes enfants n’ont pas de mal à se projeter dans l’imaginaire donc présenter des contre-stéréotypes dans les albums jeunesse, c’est déjà super car cela leur permet de voir d’autres modèles possibles, surtout lorsqu’on sait qu’il existe un fort androcentrisme dans la littérature jeunesse ; par exemple, en y présentant des filles mises à l’honneur non pas dans des rôles de féminité absolue mais dans des rôles contre-stéréotypés ou simplement neutres, c’est-à-dire sans aller jusqu’à des traits de personnalité très masculins (souvent liés à des enjeux de pouvoir ou de domination), puisqu’il existe des traits associés à la féminité particulièrement bons comme l’empathie. On trouve une tendance dans les albums jeunesse à présenter une fille qui va adopter des codes très masculins (comme la guerre) mais qui ne sont pas forcément ceux que l’on a envie de véhiculer aux enfants ; alors que mêler des caractéristiques comme le courage et l’empathie c’est déjà plus intéressant.
Il s’agirait donc d’abord pour les professeurs de choisir des matériaux pédagogiques qui font le choix d’être égalitaires (éditions Talents Hauts ou ouvrages recommandés par l’association Lab-elle) puis de choisir parmi ces contenus ceux qui vont le plus leur parler, ceux avec lesquels ils et elles se sentent à l’aise et avec lesquels elles et ils s’imaginent construire une séquence pédagogique qui correspondra à l’angle selon lequel ils et elles souhaitent aborder la question de l’égalité femmes/hommes (comportements, traits de personnalité, métiers, etc.). En consultant notamment la liste de recommandations de l’Éducation Nationale d’albums ou romans jeunesse, on constate que la très grosse majorité des ouvrages proposés sont stéréotypés (par exemple, dans un album avec une visée pédagogique pour apprendre les mathématiques, le seul personnage féminin est une maman au foyer dont le petit garçon, le héros, va lui faire des courses et doit défendre en chemin ses achats en se bagarrant) ou au mieux neutres (par exemple le conte La poule aux œufs d’or qui mêle courage et empathie de la poule ou bien des albums avec un équilibre dans les représentations femmes/hommes). Il est donc important de multiplier ses sources de matériaux pédagogiques pour pouvoir choisir parmi des ouvrages davantage diversifiés.
Une autre recommandation que je pourrais faire c’est de proposer des contre-stéréotypes qui vont jouer davantage sur les comportements et activités que sur l’apparence, notamment pour les plus jeunes car il peut parfois y avoir des effets un peu de rebond : proposer une petite fille aux cheveux courts qui conduit une Formule 1, cela peut être compliqué pour les petites filles de s’identifier parce qu’on ne peut pas nier l’existence de l’univers très stéréotypé de la princesse aux cheveux longs. Il faudrait alors plutôt jouer avec cet univers et proposer en fait plusieurs modèles en même temps (par exemple, une fille aux cheveux courts et une autre aux cheveux longs dans diverses activités).
Enfin, je trouve qu’un bon endroit pour multiplier les contre-stéréotypes, ce sont les énoncés de consignes. Par exemple, ne pas hésiter à mêler aussi des prénoms féminins dans les énoncés de mathématiques ou de sciences ; reformuler un énoncé si besoin pour qu’il n’y ait pas que des prénoms de garçons ; ou encore proposer en références des personnes exerçant des métiers contre-stéréotypés comme des femmes astronautes/pompiers ou des hommes maïeuticiens/infirmiers. Pour ce dernier point, plusieurs études ont montré que le fait de féminiser les métiers avait un véritable impact sur les représentations des élèves et que les petites filles se projetaient davantage dans ces métiers une fois qu’ils étaient féminisés.
Ainsi, il est tout à fait possible d’intégrer de façon simple et quotidienne à l’école les contre-stéréotypes sans forcément devoir ajouter cela aux programmes déjà bien chargés pour les enseignants. Parfois il suffit de réagir à des propos stéréotypés d’élèves en n’hésitant pas à proposer des contre-stéréotypes : par exemple si on parle de femmes au foyer, ne pas hésiter à ajouter en commentaire qu’il existe aussi un certain pourcentage de pères au foyer en France. Cette mobilisation de contre-stéréotypes au quotidien, selon les occasions qui se présentent, permet aussi de normaliser leur existence sans forcément en faire toute une séquence pédagogique.
La question de la fin de l’interview s’adresse aux enfants et aux adolescents qui pourraient la lire. On demande aux chercheurs ce qu’ils aimeraient leur dire.
J. DEVIF :
L’erreur de Descartes d’Antonio Damasio – l’importance des émotions
A propos de l'auteur Antonio Damasio est un neuroscientifique incontournable du 21e siècle. Il est professeur de psychologie, de philosophie et de neurologie à l'Université de Californie du Sud (USC, Los Angeles). Il dirige le Brain and Creativity Institute. Auteur...