Delphine Martinot est Professeure des Universités en psychologie sociale à l’université Clermont Auvergne depuis 2006. Elle est membre du Laboratoire de Psychologie Sociale et Cognitive (LAPSCO), UMR CNRS 6024. Ses activités de recherche visent à comprendre comment les inégalités de statut entre les groupes, notamment entre les femmes et les hommes, régulent les processus cognitifs, affectifs, les comportements et les performances, en particulier dans le domaine scolaire.
La meilleure réussite des filles : un effet trompe l’oeil ?
Interview faite par : Barbara Ozkalp-Poincloux
Retranscription faite par : Virginie Kehringer
Delphine Martinot, bonjour. Pouvez-vous vous présenter rapidement et nous présenter votre parcours et les principaux enjeux de vos recherches ?
D. MARTINOT :
J’ai toujours été sensible aux questions des inégalités hommes/femmes, et surtout pour l’avoir vécu en début de carrière professionnellement. Je voyais bien qu’en tant que jeune maîtresse de conférences, ce que je disais n’avait pas de poids dans les réunions par rapport à mes collègues hommes, et que la même idée reprise un peu plus tard dans la réunion par mes collègues masculins devenait une idée intéressante. Trouvant cela profondément injuste, j’ai alors cherché à comprendre ces phénomènes, et comme les inégalités trouvent toujours leurs racines dans la socialisation, et tôt, je me suis intéressée aux plus jeunes et plus spécifiquement à l’adolescence car même cela démarre bien avant, c’est à l’adolescence que l’on prend plus conscience des choses ; avant on peut subir les stéréotypes de genre sans forcément comprendre ce qu’ils sont, contrairement à l’adolescence où cela est possible. Et sur les dix-quinze dernières années, c’est vraiment la question suivante qui m’occupe : Comment se fait-il, alors que cela fait plus de 40 ans que tous les indicateurs montrent la meilleure réussite des filles à l’école (du primaire jusqu’à l’enseignement supérieur), qu’il y ait toujours des inégalités de salaire ou de choix d’orientation, une symétrie dans le pouvoir (toujours beaucoup moins de femmes dans les postes à responsabilités) ? On pourrait se dire que si nous étions dans une société équitable et égalitaire, les personnes réussissant le mieux devraient occuper les meilleurs postes.
C’est donc ce qui m’a amenée à travailler sur le rôle des stéréotypes de genre qui permettent de légitimer ces asymétries en donnant l’impression que c’est normal.
Avec vos connaissances dans ce domaine et donc votre point de vue aiguisé de chercheuse, constatez-vous encore des différences de comportements, d’attitude vis-à-vis des hommes ou des femmes dans le milieu universitaire et celui de la recherche ?
D. MARTINOT :
Il y a une amélioration dans la mesure où il existe une vigilance un peu accrue (mouvement Me Too, actualité) qui amène les gens à être plus vigilants sur des phénomènes de sexisme mais il en reste quand même énormément puisque nombre de comportements sexistes sont inconscients. Les individus ne se rendent pas compte qu’il s’agit d’un comportement sexiste, notamment tout ce qui relève du sexisme bienveillant : prendre plus de précautions auprès des femmes parce qu’elles seraient plus fragiles, c’est ce que beaucoup d’individus (surtout ceux qui ne sont pas au fait des phénomènes de stéréotypes) pensent qu’il est convenable de faire et ne voient pas le problème.
C’est là toute la difficulté de ces stéréotypes dont les éléments sont acquis et intériorisés tellement tôt qu’ils s’activent automatiquement. C’est souvent la première pensée que l’on génère et si l’on n’est pas attentif à contrôler cette première pensée qui s’active automatiquement, on reste sur une façon sexiste de se comporter. Dans mes réunions actuelles, par exemple du Comité Egalité de l’université Clermont-Auvergne, il y a une majorité de femmes et peu d’hommes qui sont membres, et pourtant, ce sont eux que l’on va écouter les trois quart du temps : leur prise de parole est plus longue, plus conséquente et lorsqu’il s’agit de rendre compte de travaux de groupe, je vois des collègues femmes (pourtant bien informées et alertées en tant que membre de ce comité) systématiquement laisser le rôle de rapporteur à l’homme.
Pour reprendre l’exemple du milieu universitaire, comme tout milieu professionnel il est extrêmement hiérarchisé (même si l’on cherche à y instaurer de la convivialité) et dans toute forme de hiérarchie il existe des exercices de pouvoir dans lesquels on retrouve les asymétries légitimées par les stéréotypes de genre ; et les éléments liés à ces derniers s’activent le plus souvent de façon involontaire, à l’insu des individus. Je ne crois pas que la plupart des gens se disent : « Tiens, là, je suis en train de créer un moment d’inégalité ». C’est pour cela que si on amène les gens à en être conscients (par exemple en organisant des sessions sur la prise de parole ou des réunions ciblées), on peut espérer faire bouger les choses ; quand on devient conscient de ces stéréotypes, même si on a le premier réflexe automatique, on peut se reprendre et rapidement le changer. Un autre façon de faire avancer les choses réside dans la manière dont on va penser et organiser les réunions en amont, et les gérer ensuite : cette part structurelle et organisationnelle demande que les gens aient envie d’y mettre de l’énergie pour au moins minimiser les effets des stéréotypes, et malheureusement, ce n’est que rarement le cas.
Le mois de mars 2024, « Mois de la Femme », a particulièrement mis sur le devant de la scène cette question des inégalités et la sensibilisation aux stéréotypes de genre. Est-ce que vous sentez que l’effet retombe dès lors que ce mois est passé ?
D. MARTINOT :
Pas tellement. C’est la première année où l’activité autour de la question du genre se maintient. La préoccupation semble rester mais il est difficile de dire si c’est quelque chose de ponctuel ou une véritable évolution. Je suis très sollicitée encore pour tout le mois de juin, notamment dans le milieu de l’enseignement du premier et du second degré, ce que je considère comme un très bonne nouvelle parce que j’ai l’impression que le milieu scolaire s’en empare davantage.
Pourquoi parlez-vous d’un « effet trompe l’œil » lorsque vous parlez de la meilleure réussite des filles à l’école ?
D. MARTINOT
Ce que j’entends par « effet trompe l’œil », c’est que cette meilleure réussite va être expliquée par les individus et notamment par les élèves eux-mêmes, en utilisant des adjectifs ou en ayant une représentation de l’intelligence des filles et des garçons qui va délégitimer/dévaloriser la réussite des filles : si une fille réussit, c’est qu’elle obéit aux règles, qu’elle est obéissante, elle est laborieuse… on ne lui prête pas ainsi un potentiel à venir de réussite énorme. Alors que le garçon, c’est sa confiance en lui, son ambition, et toutes les portes de réussite future lui sont ouvertes ; que l’on pense qu’il ait travaillé ou non durant sa scolarité, on lui accorde un énorme potentiel à venir. A réussite égale donc, la façon dont on en rend compte fait que la réussite des filles n’est pas plus valorisée que cela parce que les raisons supposées de cette réussite ne le sont pas dans la société adulte : on ne demande pas des gens obéissants pour occuper des postes à responsabilités, par exemple. Cela leur fait perdre de la légitimité pour des postes plus intéressants. Autre exemple : la dimension laborieuse n’est pas ce qui va retenir l’attention des directeurs de filières dites prestigieuses (Ecoles d’ingénieurs par exemple).
Bien sûr, cela n’est pas la seule explication, mais c’est un des facteurs qui explique pourquoi, alors que les filles réussissent majoritairement bien, on les retrouve seulement en minorité là où la société dit qu’il faut être si on est en pleine réussite.
Cela a-t-il un effet sur la santé mentale à l’âge adulte entre les femmes et les hommes ?
D. MARTINOT :
Les travaux sur ce sujet existent et reposent sur certains indicateurs. Je ne peux vraiment m’exprimer que sur l’un d’entre eux, sur lequel je travaille et que j’étudie, celui de l’estime de soi. Depuis des années, je constate systématiquement une estime de soi inférieure chez les filles par rapport aux garçons, ce que l’on retrouve aussi dans l’enseignement supérieur. Cela signifie qu’en tant que femme on est amenée à se faire une idée de la personne qu’on est, de la valeur que l’on a, qui est inférieure à celle qui est construite par les garçons. Et comme l’estime de soi est un indicateur de bien-être, de santé mentale mais aussi peut avoir un lien avec la santé physique, on peut se dire que les femmes finalement ne sont pas dans les meilleures conditions. A cela s’ajoute que la quasi-totalité des modèles de santé élaborés (médicaments, outils type scanner/IRM) le sont sur des modèles masculins.
Pour conclure, que diriez-vous directement aux enfants/adolescents autour de cette question ?
D. MARTINOT :
J’aimerais leur dire de ne jamais accepter les injustices existantes ; toujours revendiquer plus d’égalité que ce soit dans le fonctionnement de leur classe, de leur établissement scolaire. S’ils constatent des inégalités, des injustices, qu’ils luttent contre et qu’ils ne les intériorisent pas comme quelque chose de déplaisant et qui fait mal (sentiment de privation relatif qui a des effets de santé physique et mentale négatifs) ; se dire : « Non, je ne l’accepte pas ! »
La deuxième chose serait de lutter collectivement, toujours faire en groupe, trouver du soutien social pour dire ce qui n’est pas acceptable ; ne pas le faire seul parce que c’est trop difficile et cela peut aussi être épuisant.
Il faut que le discours soit le même, pour les filles comme pour les garçons, si l’on veut que les choses changent. J’aimerais que ce soit un message commun car c’est bien que les garçons/hommes estime que ces questions les concernent aussi. Il faut que les deux groupes, ou mieux tous les groupes (en élargissant les inégalités de genre aux inégalités socio-culturelles ou ethniques), veuillent aller vers davantage d’égalité : que l’on soit du « bon » ou du « mauvais » côté, il faudrait que chacun prenne conscience d’une situation inégalitaire et souhaite la faire évoluer ensemble vers l’égalité.
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