Développer les compétences psychosociales à l’école, à quoi ça sert ?
Enseignante chercheuse en psychologie clinique et psychopathologie au sein du laboratoire ADEF, université Aix-Marseille
Aurélie a participé au Co’ciliabule de la RéCRÉ “Apprendre à identifier et gérer ses émotions à l’école” qui a eu lieu en mars 2023.
Aurélie Pasquier-Berland, bonjour. Pouvez-vous vous présenter rapidement et nous présenter en quelques phrases vos grandes thématiques et les principaux enjeux de vos recherches ?
A. PASQUIER-BERLAND :
Je suis maîtresse de conférences, à l’origine en psychopathologie et psychologie clinique parce que j’ai une formation de psychologue clinicienne. J’ai fait un doctorat sur le fonctionnement émotionnel à l’œuvre dans l’anxiété et la dépression chez l’adulte en cabinet de médecine générale, et donc avec une population à laquelle on n’a pas accès d’habitude dans les études, c’est à dire des individus tout venants qui ressentent des difficultés au quotidien. Ce qui m’intéressait c’était surtout la façon dont ils régulent leurs émotions au quotidien. Et rapidement, plus que vers le coping _que je trouve intéressant_ ou la suppression émotionnelle que l’on a tendance à voir beaucoup dans les articles sur la régulation des émotions, je me suis tournée vers le concept de partage social des émotions proposé par Bernard Rimé pour appréhender un moyen de régulation (qu’on utilise très largement) qui est le fait de parler aux autres de ce qui nous arrive et de ce que l’on ressent quotidiennement.
En parallèle de ce travail de thèse, j’ai été chargée de cours à l’université dans la formation des psychologues cliniciens et en même temps à l’INSPE d’Aix-Marseille. J’ai commencé par la formation des enseignants spécialisés qui travaillent en IME, en ITEP (Instituts Thérapeutiques Éducatifs et Pédagogiques) mais aussi en milieu hospitalier et en prison. Par la suite, j’ai ressenti le besoin d’orienter mes travaux vers les enseignants et leur bien-être mental et psychologique au travail et j’ai alors travaillé sur l’évaluation du bien-être, de la souffrance au travail, et enfin sur les représentations du métier. Et puis, petit à petit, je me suis dit que j’aimerais bien aussi voir l’autre côté, celui de l’élève.
J’ai alors commencé un projet collaboratif avec des enseignants de terrain, sur les compétences orales en CM2 dans une école classée en réseau d’éducation prioritaire (REP), puisque les enseignants avaient relevé des difficultés en classe et sollicité le travail des chercheurs. Je me suis dit que même sans être spécialiste des langues, le fait de travailler sur les émotions allait faire bouger le langage parce qu’il existe déjà beaucoup d’éléments qui montrent un lien entre les deux. J’ai beaucoup appris et j’ai trouvé vraiment très enrichissant de travailler sur le terrain en se plaçant du point de vue d’un enfant en classe : Comment vit-il les choses ? Qu’est-ce qui se passe dans sa tête quand on le met sur différentes tâches, à différents moments de la classe, au milieu de tous ces autres élèves ? Qu’est-ce qui se passe dans l’interaction avec les autres, dans l’interaction avec l’enseignant ? Voilà, j’ai voulu m’intéresser à tout cela.
Actuellement, travaillez-vous toujours sur la question du lien entre émotion et langage ? Pouvez-vous nous parler de celui-ci ?
A. PASQUIER-BERLAND :
Ce projet est arrivé à son terme. On a publié dessus et on s’en est servi pour la formation initiale des enseignants du premier degré dans laquelle j’interviens depuis 4 ans, et que je co-coordonne depuis cette rentrée. Donc, c’est à partir de la recherche menée avec ma collègue Nathalie Rezzi, maîtresse de conférences en sciences de l’éducation, que nous avons mis en place un module de formation qui s’appelle “Enseigner l’oral dans toutes les situations d’enseignement” et notamment à partir d’un rituel autour des émotions. Tous ces projets collaboratifs, pour moi, n’ont de sens que s’ils inondent ensuite la formation, que ce soit la formation initiale ou continue.
Je participe également au projet de recherche CELaVIE (Creativity, Empathy and Emotions in Language learning with Autism for an Inclusive Education) dirigé par ma collègue Sandrine Eschenauer, maîtresse de conférences en didactique des langues et du plurilinguisme. L’objectif ici étant d’explorer les liens entre langage et émotions dans le développement des compétences dans une langue vivante étrangère. Nous nous intéressons plus particulièrement à la part du sensible dans le processus créatif dans le cadre d’une pédagogie par projet utilisant entre autres le théâtre performatif.
Quand nous parlons de “développer les compétences socio-émotionnelles des enfants”, nous en venons rapidement au constat qu’il faudrait aussi stimuler celles des adultes, notamment celles des enseignants. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?
A. PASQUIER-BERLAND :
Justement, je suis en train de monter un projet depuis janvier avec une école maternelle classée REP dont le but n’est pas forcément de travailler sur les compétences émotionnelles. La demande du terrain, c’est d’évaluer le bien-être des élèves parce que dans la région PACA où je travaille (comme ailleurs malheureusement), nous avons certains contextes physiques qui sont très défavorisés (dortoirs de maternelle où il fait 43° dès le mois de mai, des environnements scolaires vraiment très lourds pour y vivre quotidiennement). Donc l’idée c’était d’évaluer le bien-être d’un point de vue objectif.
Une partie de l’équipe est dans un laboratoire d’architecture et fait des relevés thermiques et sonores pour évaluer les indicateurs de bien être par rapport à l’état physique des lieux. Dans l’autre partie de l’équipe, nous sommes plus sur le versant psychosocial, cherchant à savoir comment évaluer le bien-être d’élèves de maternelle. En effet, comme nous sommes partis sur des petites et moyennes sections, il y a peu de questionnaires existants car ils sont destinés à des enfants d’âge plus élevé. Il faut donc faire un entretien et pour cela identifier les indicateurs qu’on peut relever et utiliser. Mais pour qu’un tout petit soit capable de dire comment il se sent ou s’il se sent bien, il faut déjà qu’il possède un minimum de vocabulaire. Et c’est là que le lien entre émotions et langage se révèle essentiel. Il faut donc avoir non seulement un minimum de capacités langagières, mais aussi avoir pris un peu le temps de prendre conscience de ce que c’est que de ressentir des émotions, et des émotions différentes en fonction des situations. L’enfant doit avoir déjà une certaine lecture de ce qu’il ressent et vit au quotidien. Ainsi, il nous est apparu que pour évaluer le bien-être de l’élève, il allait falloir aussi travailler sur les compétences émotionnelles chez l’enseignant.
De fait, pour pouvoir évaluer un développement des compétences émotionnelles chez l’élève, surtout en petite section de maternelle, on doit passer par de l’observation ; et là, c’est l’enseignant le mieux placé pour le faire, à condition de lui donner les bons items pour lui permettre de dire si tel élève sait identifier les émotions qu’il ressent. Mais ce qui va faire dire à un enseignant que tel enfant sait le faire, mais tel autre, non, semble très subjectif. Il faut donc donner corps à ces indicateurs et pour cela, il faut expliquer aux enseignants quels sont les processus cognitifs (émotionnels et sociaux) qui se cachent derrière tous ces indicateurs de compétences émotionnelles. C’est pour cela que nous sommes en train de mettre en place une formation pour les enseignants, qui va servir de socle à une formation pour les élèves faite par les enseignants en classe. Nous pourrons également les former à l’outil que nous sommes en train de développer, parce qu’un enseignant cherche toujours à évaluer les compétences qu’il travaille, que ce soit des compétences dures ou douces. Donc en cela je vous rejoins : les deux sont interdépendants.
Les compétences émotionnelles doivent-elles être développées, au même titre que les autres compétences disciplinaires qu’on étudie à l’école ?
Doit-on le faire de manière graduelle avec l’âge ? Ou bien faut-il chaque année renforcer toutes les bases de ces compétences-là ?
A. PASQUIER-BERLAND :
On sait qu’il y a un développement émotionnel, c’est-à-dire qu’on ne peut pas demander à un enfant de maternelle de travailler tout de suite sur la question de la régulation émotionnelle parce que cette dernière va passer d’abord par la capacité à mettre des mots, identifier et percevoir dans son corps ce qu’il ressent avant de chercher les indices physiques et faciaux chez l’autre. Ensuite seulement il pourra se poser les questions du “Pourquoi moi je ressens ça ?”, “Pourquoi l’autre manifeste ça ?” Et en allant plus loin encore, il pourra envisager les conséquences. On comprend que cela se complexifie au fur et à mesure et qu’il y a des étapes de développement dans ces compétences émotionnelles. Il faut donc bien découper les choses en fonction de l’âge. Mais étant donné qu’en milieu scolaire le travail sur les compétences émotionnelles (je ne parle pas du travail sur les émotions souvent rencontré avec soit le « monstre des émotions » soit des extraits du film « vice-versa » comme on en voit de plus en plus en classe de maternelle, et qui ne permet pas selon moi de travailler au développement des compétences émotionnelles à proprement parler) peut se faire de façon parcellaire, on ne peut pas se dire, comme en maths ou en français, que même si on n’est pas sûr de ce qui a été fait par l’enseignant précédent, il y a un programme, on s’y tient et on le suit. Dans le domaine des compétences émotionnelles on ne peut pas faire ce pari-là, parce que cela sera vraiment propre à chaque enseignant, et comme souvent, les préconisations devancent les moyens pour les suivre.
La question des émotions et des compétences émotionnelles se trouve dans les textes depuis 2015-2017, et a commencé à prendre un peu plus d’ampleur ; soit déjà 8 ans dans les préconisations officielles. Mais pour autant, on n’a pas encore déployé les moyens de les mettre en œuvre. Une étude de l’équipe d’Edouard Gentaz a montré quel était le pourcentage de formation en psychologie dans les INSPÉ en France et dans les formations en psychologie (notamment sur les émotions) : on est proche de 0 quand même ! Voilà pourquoi, pour pouvoir faire avancer les compétences émotionnelles des élèves, comme vous le dites, oui, il faut d’abord travailler sur les compétences émotionnelles des enseignants ; et cela se fait en formation initiale et continue. Pour l’instant, on n’a pas vraiment les moyens de le faire ou on ne se les donne pas vraiment. Ainsi en classe, un enseignant qui veut s’y mettre et se former aux compétences émotionnelles pour les développer chez ses élèves part de zéro (ou presque) parce qu’il ne peut pas s’appuyer sur des acquis et/ou ce qui aurait pu être fait dans les années précédentes. Et quand bien même quelque chose aurait été fait, je pense -et là c’est tiré de mon expérience- que de toute façon, il est bon de repasser par toutes les étapes. En effet, en fin de compte, ce que l’on vise toujours c’est la régulation émotionnelle pour une autonomie de fonctionnement chez l’élève ; et on arrive à cela parce qu’on sait identifier et comprendre les causes de nos émotions, parce qu’on sait également comprendre leurs conséquences ; on sait quels sont les moyens d’expression qu’on peut choisir d’adopter en fonction des contextes. Même si on fait ce travail-là dès la maternelle, cela se complexifie au fur et à mesure du développement dans le sens où on gagne en vocabulaire, en connaissance (de soi, des autres). À chaque étape, chaque année pour l’enseignant, cela signifie donc faire une mise à jour de ces compétences émotionnelles. C’est un peu comme se dire : “Maintenant que j’ai plus de bagages, plus d’outils langagiers, cognitifs, sociaux, alors je peux mettre à jour mes stratégies, mes compétences émotionnelles.”
Pourtant, il y a toujours eu des choses faites à l’école pour aider au bien-être et à la régulation émotionnelle des enfants, non ?
A. PASQUIER-BERLAND :
Oui et non. De manière générale, les émotions sont surtout perçues comme des perturbateurs de la vie ; il faut les éteindre, les dominer, les calmer, les mettre de côté, à distance. Cela ne nous dit pas comment ni en quoi cette régulation peut être aussi un catalyseur d’autres choses. Je pense que jusque-là, l’école a souffert de cette approche dans la lignée de la vieille pensée antique : l’école était le règne de la raison et de l’intelligence, donc de la cognition et les émotions n’y avaient forcément pas le droit de cité, ou du moins pas dans le sens qu’on leur donne aujourd’hui comme un levier pour les apprentissages. Dans le domaine scientifique, on dit cela depuis environ 20 ans, mais dans le domaine scolaire, ce n’est pas encore vu comme un levier. Il faut du temps, il faut petit à petit former et accompagner les professionnels de l’éducation pour que ça le devienne. D’ailleurs, pour aider à la régulation des émotions on peut utiliser des outils qui sont de plus en plus en vogue comme le yoga ou la respiration, mais en complément du travail sur les compétences émotionnelles car on vise d’abord une meilleure connaissance de soi par le recours au langage qui permet d’identifier ce que l’on ressent et les raisons de ce ressenti dans notre rapport aux autres et aux choses. Il n’existe pas une seule méthode ou un seul outil pour le bien-être et je pense que ce dernier passe d’abord par l’accueil sans jugement et l’intégration des émotions positives comme négatives au quotidien.
Cette question du bien-être me tient un peu à cœur car ce n’est pas parce que, d’un point de vue scientifique, je vais afficher “bien-être”, “compétences émotionnelles” sur mes publications ou mes communications, que je n’ai pas pour autant un esprit critique sur cette notion et sur tout ce qu’elle sous-tend. Je pense qu’il y a une certaine injonction quand même derrière ce concept de bien-être, ce qui me donne envie de le questionner dans la mesure où on a le droit de ne pas être bien, on a le droit de souffrir, surtout que ça s’impose à nous parfois dans la vie et qu’on ne peut pas faire autrement. Il ne faudrait pas que cette question du bien-être qui inonde tout dans nos vies aujourd’hui, dans nos sociétés, devienne une ostracisation de plus de la souffrance. Il a toujours été difficile de dire que ça ne va pas bien, que la vie n’est pas si rose, parce que socialement ce n’est pas valorisé ; on va donc naturellement plutôt vers ce genre de choses. Je n’aimerais pas que tout cet emballement autour de la notion de bien-être ne soit qu’une injonction de plus à un bien-être de façade (et malheureusement on en vient à cela parfois). De fait, personnellement, j’aimerais presque transformer cette notion en une question de “mieux-être” par rapport à un mal-être dont l’échelle de grandeur est propre à chacun. Puisque nous avons chacun notre ligne de fonctionnement, ne serait-il pas préférable d’envisager un “mieux-être” par rapport à un mal-être, plus qu’un bien-être projeté de manière complètement aléatoire et injonctive vers lequel nous devrions tous tendre ? Et en cela, j’aimerais que dans le contexte de l’école, les enfants soient épargnés par cette injonction.
Un petit mot à destination des jeunes ?
A. PASQUIER-BERLAND :
Je trouve que c’est une génération dans laquelle les enfants/adolescents sont conscients de plus en plus de choses. Sans doute parce que la société a avancé, que les sujets sont rendus de plus en plus explicites, et qu’on leur parle beaucoup. Mais en même temps, j’ai aussi envie qu’ils gardent leur part d’imaginaire, avec tout le potentiel créatif qu’elle contient. C’est bien d’être conscient des choses et d’avoir une réflexivité très tôt, mais je pense qu’ils n’ont pas trop le choix non plus par rapport à l’état de notre société et de notre planète surtout. D’un autre côté, l’avenir, c’est eux ; et eux justement avec leur imaginaire, parce qu’avec tout le potentiel créatif que cet imaginaire comporte (et que nous, adultes, avons en partie perdu), ce sont eux qui vont construire les clés de l’avenir. Donc si je m’adresse directement aux enfants, j’ai envie de leur dire : “Cultivez d’abord votre pensée divergente, votre pensée convergente, votre créativité, votre imaginaire, parce qu’on a besoin de tout ça pour réinventer notre société et notre fonctionnement”. Et j’ai envie d’ajouter (même si les parents vont sans doute m’en vouloir!) : “Écouter les adultes, c’est bien, mais écoutez-vous d’abord !”
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