Comment définir l’adolescence ? La comprendre ? Quelles sont les spécificités cognitives et émotionnelles de cette période ?
maître de conférences à l’EHESS de Paris, et affiliée au laboratoire « BONHEURS » de l’Université de Cergy Pontoise.
Pascale a participé au Co’ciliabule de la RéCRÉ “Développement des compétences psychosociales” qui a eu lieu en mars 2022.
Pascale Haag, bonjour. Pouvez-vous vous présenter rapidement et nous présenter en quelques phrases vos grandes thématiques et les principaux enjeux de vos recherches ?
P. HAAG :
Bonjour. Je suis aujourd’hui maître de conférences à l’EHESS de Paris (Ecole de Hautes Etudes en Sciences Sociales) et membre du laboratoire « BONHEURS » de l’Université de Cergy Pontoise. J’ai eu un parcours un peu atypique : j’ai d’abord été musicienne professionnelle puis j’ai mené des recherches dans le champ de la linguistique de l’Inde ancienne (grammaire sanskrite). En 2003 j’ai intégré l’EHESS et au bout d’une dizaine d’années j’ai commencé à me poser des questions sur l’utilité sociale de mes recherches. En effet, j’étudiais une langue vraiment ancienne mais j’étais entourée de sociologues, d’anthropologues, de gens qui faisaient des sciences politiques et qui travaillaient sur des questions d’actualité. Ainsi, cela m’a donné envie de me pencher moi aussi sur des questions plus proches de la vie de tous les jours et de l’époque contemporaine. Reprenant donc un cursus en psychologie, j’ai d’abord orienté mon travail sur le stress et la santé dans l’encadrement des doctorants, ce qui m’a permis de me rendre compte qu’il existait un malaise généralisé dans le champ de l’éducation. Depuis, je m’intéresse dans mes recherches au bien-être à l’école de façon plus globale (depuis l’école primaire jusqu’aux étudiants), à l’innovation pédagogique et aux environnements propices aux apprentissages pour les élèves.
Vous parlez de recherches sur le bien-être à l’école : peut-on définir ce qu’est le bien-être et sait-on comment il se manifeste et se développe chez l’enfant et l’adolescent ?
P. HAAG :
Si c’était simple, il existerait une définition consensuelle ; or le terme « bien-être » va en réalité se présenter selon des dimensions différentes selon les champs d’étude et de recherche : le bien-être subjectif, la satisfaction de vie, la qualité de vie à l’école… Dans mes recherches plus spécifiquement, il s’agit de réfléchir sur les moyens de construire à l’école un environnement optimal d’apprentissage pour le plus grand nombre d’élèves. Ainsi, il ne s’agit pas de considérer le bien-être comme une fin en soi mais plutôt de voir comment, en travaillant sur les différentes dimensions qui le favorisent à l’école, on pourrait permettre aux élèves d’apprendre dans de meilleures conditions. Un des cadres théoriques que j’aime beaucoup sur le bien-être est celui de la théorie de l’auto-détermination (Self-determination theory) de Rayan et Deci. Ils définissent trois composantes du bien-être psychologique :
– le sentiment d’autonomie : non pas faire n’importe quoi n’importe comment, mais plutôt garder une certaine latitude décisionnelle, et donc pour des enfants/adolescents, leur laisser une part d’initiative, les associer et les rendre en partie acteurs de leurs apprentissages ; cela peut passer par exemple par les « conseils d’élèves » ou les délégués des élèves, cela peut passer aussi par moments par la pédagogie de projet, mais pas que ça car ce sentiment d’autonomie passe aussi par le fait d’avoir un cadre qui soit explicitement défini et sécurisant parce que s’il y a trop d’autonomie cela peut être aussi anxiogène pour les élèves.
– le sentiment d’appartenance au groupe : faire en sorte que chaque élève puisse se sentir accueilli autant avec ses forces qu’avec les choses sur lesquelles il a à travailler, avec ses différences
– le sentiment de compétence : selon la façon dont l’élève travaille et même s’il a des difficultés, le fait de pouvoir lui proposer une progression pédagogique et des retours sur son travail qui viennent lui donner le sentiment qu’il sait, qu’il est capable de faire (sentiment de compétence), cela participe vraiment à son bien-être.
Ces trois composantes me semblent particulièrement pertinentes pour le système scolaire et pour d’autres environnements. D’un point de vue vraiment pragmatique, je suis très intéressée par les interventions en milieu scolaire, notamment auprès des enseignants avec des retours et des outils comme des grilles de lecture leur permettant de réfléchir à la façon dont ils peuvent agir sur l’une ou l’autre de ces composantes de façon moins abstraite.
Toutes ces dimensions peuvent-elles être favorisées à l’école ou bien certaines sont-elles plutôt réservées à la sphère familiale ou extérieure à l’environnement scolaire ?
P. HAAG :
Ces trois dimensions du bien-être psychologique existent partout, dans toutes les sphères de la vie. La question de se sentir à l’aise et à sa place dans un groupe, qu’il soit au sein de la famille ou de l’école, cela apparaît important. La latitude décisionnelle, le degré d’autonomie tout comme le sentiment de compétence existent également dans les différents environnements de l’enfant, c’est juste que cela ne passe pas par les mêmes activités. On peut imaginer qu’à la maison, la latitude décisionnelle porte sur les films qu’on regarde ou les menus, alors qu’à l’école elle porterait plutôt sur l’ordre dans lequel on apprend les choses, à travers par exemple un plan de travail (outil de la pédagogie Freinet) qui donne à l’élève des travaux/activités à réaliser sur une journée/semaine dans différentes disciplines, lui laissant le choix de l’ordre et du moment auquel il fait chacune des activités demandées.
Chez les enfants, certaines compétences psycho-sociales se développent et sont également travaillées dans la sphère scolaire. Diriez-vous que le bien-être est lui aussi une de ces compétences à développer ?
P. HAAG :
Je ne sais pas si je dirais que le bien-être en lui-même est une compétence. En revanche, le fait d’apprendre à identifier ses émotions, à les réguler, à reconnaître les émotions des autres, toutes ces compétences psycho-sociales donc, peuvent permettre d’aller vers plus de bien-être ; si justement on n’est pas complètement submergé par de la peur, de l’anxiété, de la colère ou de la frustration et qu’on a des outils pour les reconnaître et les gérer ; cela sera alors plus facile de se sentir bien. Il en va de même pour des compétences plus cognitives ou relationnelles, comme savoir s’exprimer, notamment en cas de désaccord, pouvoir exprimer son désaccord par des mots au lieu d’aller régler cela à coups de poings ou d’insultes. Toutes ces choses ne sont pas innées et pour moi, l’école possède un rôle vraiment important, pas seulement pour les apprentissages scolaires, mais aussi autour de ces compétences transversales en ce qu’elle peut lutter contre les inégalités. Les enfants de milieux plus favorisés ont souvent chez eux déjà cet accompagnement à la maison : on leur lit des livres sur les émotions, on en parle facilement et ces enfants ont donc déjà appris un certain nombre de choses. De même pour les relations interpersonnelles, ils ont en partie déjà appris à exprimer un désaccord en argumentant et donc acquis un minimum du vocabulaire qui permet ainsi de débattre. Toutes ces choses, des enfants de milieux plus éloignés de l’école n’en disposent pas forcément. L’Ecole aurait donc un rôle à jouer sur la réduction des inégalités, par un enseignement aussi explicite que possible de tout ce qui a trait à la régulation émotionnelle, à la qualité interpersonnelle. Cela peut passer par la médiation entre pairs ou par un adulte, par les « messages clairs » ; ces derniers sont beaucoup utilisés en primaire et s’ils sont des outils assez codifiés, dès que les enfants les ont bien en main ils peuvent les utiliser de façon de plus en plus spontanée.
Il existe encore beaucoup de gens qui estiment que la sphère scolaire reste avant tout celle des apprentissages disciplinaires fondamentaux et que son rôle n’est pas de développer ces compétences transversales. Qu’en pensez-vous ?
P. HAAG :
On peut dire tout de suite que le bien-être est positivement corrélé à une meilleure réussite scolaire ; un enfant anxieux n’apprend pas aussi bien qu’un enfant qui se sent bien en confiance et bénéficie d’un environnement porteur. Un autre exemple, on apprend tous en se trompant. Le statut de l’erreur en France en particulier est encore souvent complexe et un enfant qui sait qu’il a le droit de se tromper ne va pas aborder ses apprentissages nouveaux de la même façon que s’il craint de donner une mauvaise réponse. La recherche a ainsi montré de manière incontestable que le bien-être est une condition pour créer un meilleur environnement d’apprentissage.
Maintenant, concernant le rôle de l’Ecole de développer ces compétences psycho-sociales, une étude récente (Yann Algan, 2022) longitudinale réalisée auprès notamment d’enfants issus de milieux peu favorisés présente des résultats intéressants : parmi le groupe de participants, certains avaient reçu un enseignement explicite de compétences psycho-sociales et se retrouvaient 20 ans plus tard avec un meilleur emploi, un meilleur salaire, une situation familiale stable, donc dans des situations sociales plus enviables que ceux qui n’avaient pas reçu cet enseignement ; l’ascension sociale se trouvait ainsi directement corrélée au fait d’avoir bénéficié d’un enseignement de ces compétences transversales quand ils étaient jeunes.
Pour moi donc, l’Ecole a vraiment son rôle à jouer ici, et l’Education Nationale française en est de plus en plus consciente puisque depuis 2015 ; on voit apparaître dans les textes officiels des références à la prise en compte des émotions à l’école, et puis l’enseignement des compétences psycho-sociales vient de faire l’objet d’un référentiel publié par Santé Publique France. Il y a vraiment une prise de conscience de l’importance de ces dimensions qui ne viennent bien évidemment pas se substituer aux apprentissages scolaires fondamentaux (lire, écrire, compter) mais qui se révèlent finalement complémentaires et peuvent se développer en parallèle.
On pense alors aux pédagogies alternatives (Montessori, Freinet, Steiner) lorsqu’on pense notamment à la gestion de l’erreur ; existe-t-il des études comparant ces pédagogies avec le système scolaire classique ?
P. HAAG :
Oui, il existe un certain nombre de travaux, notamment des travaux spécifiques sur la pédagogie Montessori en sociologie mais aussi en sciences cognitives ou en psychologie du développement. Rebecca Chankland s’est intéressée au devenir à l’université des élèves qui avaient étudié dans des écoles Montessori, Freinet ou Steiner et ses travaux ont montré qu’en arrivant à l’université, ces élèves étaient plus autonomes et présentaient moins de troubles anxiodépressifs que les étudiants venant du système classique. Une des difficultés repose toutefois sur la comparaison entre les différentes pédagogies alternatives ; cela devient extrêmement compliqué parce qu’il existe toutes sortes de biais et notamment le fait que l’on ne pratique jamais une seule forme de pédagogie de façon restreinte. Cela fait maintenant presque un siècle que ces pédagogies alternatives sont connues et elles se nourrissent réciproquement. Il reste aussi ce que l’on appelle « l’effet maître » d’un établissement scolaire qui fait qu’il n’est pas franchement possible de dire que l’une est meilleure que l’autre. Isoler les composantes propres à une seule de ces pédagogies pour faire des études de laboratoire n’est donc réalisable ni d’un point de vue éthique ni tout simplement d’un point de vue réaliste.
Et pouvez-vous rapidement nous parler de votre projet plus personnel, votre Lab School ?
On pense alors aux pédagogies alternatives (Montessori, Freinet, Steiner) lorsqu’on pense notamment à la gestion de l’erreur ; existe-t-il des études comparant ces pédagogies avec le système scolaire classique ?
P. HAAG :
Oui, il existe un certain nombre de travaux, notamment des travaux spécifiques sur la pédagogie Montessori en sociologie mais aussi en sciences cognitives ou en psychologie du développement. Rebecca Chankland s’est intéressée au devenir à l’université des élèves qui avaient étudié dans des écoles Montessori, Freinet ou Steiner et ses travaux ont montré qu’en arrivant à l’université, ces élèves étaient plus autonomes et présentaient moins de troubles anxiodépressifs que les étudiants venant du système classique. Une des difficultés repose toutefois sur la comparaison entre les différentes pédagogies alternatives ; cela devient extrêmement compliqué parce qu’il existe toutes sortes de biais et notamment le fait que l’on ne pratique jamais une seule forme de pédagogie de façon restreinte. Cela fait maintenant presque un siècle que ces pédagogies alternatives sont connues et elles se nourrissent réciproquement. Il reste aussi ce que l’on appelle « l’effet maître » d’un établissement scolaire qui fait qu’il n’est pas franchement possible de dire que l’une est meilleure que l’autre. Isoler les composantes propres à une seule de ces pédagogies pour faire des études de laboratoire n’est donc réalisable ni d’un point de vue éthique ni tout simplement d’un point de vue réaliste.
P. HAAG :
Justement par rapport à la question de la place de l’Ecole et de son rôle entre apprentissages fondamentaux et compétences socio-émotionnelles, ce que montre la recherche c’est qu’il ne sert à rien d’isoler les composantes socio-émotionnelles et de les dissocier du reste des apprentissages car l’approche de ces compétences est toujours appuyée sur des supports. La création de la Lab School est ainsi venue du constat qu’il existe un grand clivage entre le milieu de la recherche et les pratiques dans les classes : les travaux et résultats des chercheurs ne peuvent bien souvent pas faire l’objet d’une appropriation par les enseignants parce qu’ils sont trop abstraits, trop théoriques. J’ai eu envie de contribuer à tisser des ponts entre ces deux environnements.
J’ai ainsi découvert l’existence des Lab School, des écoles adossées à des équipes de chercheurs ou un laboratoire. La première a été fondée à la fin du XIXe siècle, ce n’est donc pas quelque chose d’innovant et c’est même antérieur à Freinet/Montessori, mais je pense que cela répondait à des besoins qui ne sont pas si différents du contexte dans lequel nous sommes aujourd’hui, avec des changements sociétaux très rapides, une révolution technologique et le besoin de s’appuyer sur la recherche pour offrir aux enfants une éducation en adéquation avec les besoins de l’époque. J’ai donc pris mon bâton de pèlerin et je suis allée voir l’Elysée, l’E.N., le rectorat mais malheureusement nous n’avons pas réussi à en créer une publique pour l’instant. Nous avons donc créé une petite école alternative associative où notamment nous pratiquons des tarifs dégressifs en fonction des revenus familiaux, y compris des bourses exonérant certains élèves de frais de scolarité, afin d’avoir si possible un environnement aussi proche que possible de celui de l’Education Nationale et pas seulement réservé à une élite comme c’est généralement le cas dans les autres écoles hors contrat.
Concrètement dans cette école, nous essayons d’appliquer les résultats de la recherche à tous les niveaux : par exemple dans le choix des horaires, plus les enfants grandissent plus ils commencent tard le matin parce que le cycle de la mélatonine qui évolue rend l’arrivée à l’école à 8h du matin plus difficile. Les temps de travail aussi sont différents : les plus grands ont une plage de 4h le matin avec une pause mais jusqu’à 13h et finissent en même temps que les plus jeunes, pas trop tard à 16h15. Pour la qualité relationnelle, ce sont surtout des retours explicites ; pour la didactique, c’est la prise en compte des travaux les plus récents portant sur les méthodes et pratiques concrètes d’enseignement les plus performantes dans les disciplines. Personnellement je m’occupe surtout d’intégrer le développement des compétences socio-émotionnelles aux enseignements généraux. Cela peut être à travers des projets ou à travers la formation des enseignants à des dispositifs et des outils permettant de les accompagner au quotidien. La modélisation est aussi une de nos pratiques : nous avons beaucoup de co-enseignement : jusqu’en 6e il y a toujours deux enseignants dans la classe (un francophone, un anglophone) et les enfants voient ainsi des enseignants collaborer, ce qui peut leur servir de modèle ensuite lorsqu’ils ont eux aussi à travailler à plusieurs. Au collège ensuite, il y a toujours deux classes en parallèle ce qui favorise des regroupements et là encore de voir la collaboration des adultes.
Un petit mot à destination des jeunes autour du thème du bien-être et du vivre ensemble ?
P. HAAG :
J’aimerais surtout leur dire que nous sommes tous différents, nous avons tous des vraies forces et des choses sur lesquelles nous avons besoin de travailler, même ceux qui font semblant de ne pas en avoir ; et cela inclut aussi les adultes ! En France, nous avons tendance à beaucoup nous dévaloriser, alors surtout, qu’ils cherchent à découvrir, à explorer leurs forces et à s’appuyer dessus parce que c’est vraiment cela qui leur permettra d’avancer et de trouver leur voie.
Pour aller plus loin …
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