Quelles spécificités émotionnelles à l’adolescence ? Quel rôle pour l’empathie ? Comment aider les adolescents à comprendre et gérer leurs émotions ?
Chercheuse au laboratoire de psychopathologie et processus de santé de l’Université de Paris
Géraldine à participé au Co’ciliabule de la RéCRÉ “Ados & émotions” qui a eu lieu le 26 mai 2021.
Géraldine Dorard, pouvez-vous nous présenter en quelques phrases, vos grandes thématiques et les principaux enjeux de vos recherches ?
G. DORARD :
Mes travaux sont principalement centrés sur la psychopathologie de l’adolescent et de l’adulte émergent, en abordant de façon quasi systématique l’émotion et ses différentes composantes ; par exemple les composantes dysfonctionnelles comme la dépression, ou plus fonctionnelles comme l’empathie. Dans le cadre de mes études de recherche je développe également dès que possible une perspective familiale qui s’inscrit à différents niveaux : par l’évaluation de la dynamique familiale des relations parents/adolescents, mais également par une évaluation multi-informante, c’est-à-dire en évaluant l’adolescent directement mais aussi en recueillant le point de vue du parent sur son fonctionnement, ses comportements, ses troubles, quand il en présente. Il s’agit de pouvoir identifier les convergences ou divergences de points de vue de manière à ajuster le ciblage de l’intervention thérapeutique.
Pourquoi vous centrez-vous sur les émotions de l’adolescent.e ?
Quelle est la spécificité de cette période de vie ?
G. DORARD :
L’émotion est une dimension qui est centrale et fondamentale pour comprendre le fonctionnement de l’adolescent.e, du fait du développement neuro-psychosocial : l’émergence de nouvelles capacités de régulation émotionnelle, l’émergence d’une intensification des émotions vécues avec des mécanismes de régulation qui ne sont pas toujours matures notamment si on considère toute la période de la mi-adolescence. Par conséquent, des dysfonctionnements qui peuvent apparaître notamment avec des vécus dépressif, anxieux, quand l’adolescent est exposé à différents facteurs de risques (familiaux, sociaux), est susceptible de provoquer des dysrégulations émotionnelles importantes nécessitant un accompagnement, une prise en charge en milieu spécialisé. Cette question est compliquée, car on pourrait écrire une thèse sur ce sujet-là !
On parle régulièrement des méfaits du déclenchement de l’hypersensibilité émotionnelle à l’adolescence, mais peut-il aussi provoquer des bienfaits – notamment en lien avec les capacités emphatiques ?
G. DORARD :
Cette hypersensibilité peut être défavorable certes, mais seulement quand il y a des circonstances environnementales qui sont défavorables et qui peuvent être des facteurs précipitants ou de vulnérabilité. Maintenant, il ne faut pas oublier qu’il y a une grande majorité d’adolescents pour lesquels tout se passe bien ! Moi, je vais avoir parfois une vision altérée par le prisme à travers lequel je perçois l’adolescent, à savoir “l’adolescent qui rencontre des difficultés émotionnelles qui le conduisent à consulter en milieu spécialisé”. Or, cela concerne au maximum entre 10% et 15% des adolescents. Pour la plupart des autres adolescents, cette explosion cognitive et émotionnelle va bien se passer ; même si les tendances à la prise de risque vont être un peu plus marquées et un peu moins bien régulées par certains. Gardons bien à l’esprit l’hétérogénéité à la fois du développement de ces compétences émotionnelles, et de ses conséquences délétères. Actuellement je m’intéresse particulièrement à l’empathie, justement parce que c’est une dimension positive du fonctionnement psychologique de l’individu et que cela me semblait important de replacer mon curseur qui penchait un peu trop du côté de la psychopathologie, pour l’orienter plutôt vers quelque chose de plus positif sur le plan développemental. Cette dimension de l’empathie combine des éléments cognitifs (qui impliquent la compréhension intellectuelle de l’état mental d’autrui) instaurant donc une relation d’ordre cognitif avec l’autre, et des éléments affectifs qui relèvent de la réponse émotionnelle adaptée face à l’état mental d’autrui. Cette composante double du fonctionnement psychologique est pour moi vraiment intéressante parce que les deux dimensions combinées occupent une place centrale dans le fonctionnement psychologique de l’individu en général et plus particulièrement de l’adolescent. Par ailleurs, ce qui m’intéresse dans l’empathie c’est aussi qu’elle est une dimension du fonctionnement psychologique qui est interpersonnelle puisque l’empathie ne se manifeste que dans le lien à l’autre. Or, l’une des caractéristiques développementales que l’on retrouve dans tous les modèles de développement de l’adolescence, c’est bien la modification du lien social qui évolue vers une « restriction » des interactions avec la famille au profit de l’interaction avec les pairs. Cette nouvelle modalité sociale offre à l’adolescent beaucoup d’occasions d’expérimenter son vécu émotionnel et de solliciter ses capacités empathiques. Voilà pourquoi, à l’adolescence, l’empathie se retrouve au carrefour d’enjeux développementaux clés pour cette période.
Cette capacité d’empathie des adolescents est-elle différente de celles d’autres âges, par exemple des enfants ?
G. DORARD :
Effectivement, les modèles de développement de l’empathie montrent que c’est une dimension psychologique présente dès le début de l’existence mais à un niveau moins complexifié ; c’est-à-dire qu’au fil du temps, elle est malléable mais que l’individu va progressivement acquérir / affiner cette compétence. On considère donc que les précurseurs de l’empathie se manifestent très précocement sous la forme d’une contagion émotionnelle, puis au fil du développement (cognitif et affectif), l’enfant va être davantage en mesure de prendre en compte le point de vue de l’autre, et de faire la distinction entre ce qui relève de son affect et l’affect d’autrui. A l’adolescence, on observe une nouvelle étape dans la complexification de la compétence d’empathie à travers une intensification plus général du traitement affectif des différents stimuli (en particulier sociaux), ce qui va permettre une prise de perspective et une réflexion plus élaborée sur les états mentaux de l’autre. Les études montrent un développement linéaire progressif de l’empathie avec des niveaux plus marqués dès le milieu de l’adolescence.
La fin de l’adolescence signifie-t-elle la fin du développement de l’empathie ? Ou bien est-ce une compétence qui se développe tout au long de la vie ?
G. DORARD :
Alors les études montrent que ce développement se poursuit en moyenne jusqu’à l’âge de 26 ans, ce qui correspond en général à l’âge que l’on retrouve dans les études sur le développement cérébral de l’adolescent. Il s’agit donc là de la trajectoire développementale normale de l’empathie. Ce qui est intéressant c’est qu’il existe aussi des travaux qui ont montré qu’il était possible de développer les capacités empathiques ; cela s’est fait à travers des modélisations de prise en charge (chez les enfants surtout, mais quelques travaux aussi chez les adolescents et les adultes) autour d’entraînement des habilités sociales. Donc par le biais donc de ces entraînements, il est possible de favoriser le développement de l’empathie.
Faire preuve d’empathie est donc une qualité et une capacité que l’on doit développer. Mais est-ce qu’être « trop empathique » ou « pas assez empathique » peut poser un problème ?
G. DORARD :
Ne pas être assez empathique est un problème parce que l’empathie joue un rôle important dans la construction de la personnalité ; c’est un des éléments qu’on considère comme clé dans l’acquisition du jugement moral et qui permet aussi les comportements prosociaux (comportements positifs envers autrui). Elle est associée positivement au bien-être psychologique, à la satisfaction de vie ; c’est une dimension qui est associée à moins de troubles émotionnels de type dépressif et anxieux et moins de comportements antisociaux (délinquance). L’empathie est vraiment considérée comme favorisant un fonctionnement global positif.
Concernant l’hyper-empathie (empathie excessive), quelques études ont montré qu’elle était associée à une hypersensibilité à la détresse des autres et à une insuffisance de la stratégie d’ajustement à cette détresse ; cela pourrait accroître la vulnérabilité de l’individu face au développement de certains troubles, notamment les troubles internalisés tels que la dépression et l’anxiété, ou encore des conduites de retrait social par exemple. Face à un adolescent hyper-empathique, le rôle de l’adulte en milieu scolaire pourrait être de l’aider à mettre en place et mobiliser des stratégies d’ajustement, d’adaptation qui lui permettent d’être moins impacté par la détresse et la conflictualité qui peuvent s’exprimer dans les relations interpersonnelles à l’école.
Est-ce que l’Ecole peut jouer un rôle, soit pour développer l’empathie des adolescents qui ont des difficultés à l’éprouver, soit pour l’aider à la réguler lorsqu’elle est trop intense ?
G. DORARD :
Si on fait référence à la théorie du Modeling (l’apprentissage par les personnes qui représentent des modèles), alors la sphère scolaire permet d’apporter d’autres types de support social pour le développement de l’empathie, ne serait-ce que par la présence d’adultes qui peuvent être des supports identificatoires. Il faut donc encourager la manifestation de l’empathie chez les adultes des écoles et par similarité, ce type de manifestations pourrait favoriser le développement et l’expression des capacités empathiques chez les adolescents. Il y a peu d’études sur l’empathie en milieu scolaire et les quelques travaux sur le sujet démontrent plutôt des effets indirects : les adolescents empathiques ont tendance à être plus entourés socialement, ont des amitiés de meilleure qualité, ont des relations plus soutenantes avec les adultes. Le support social de la part des enseignants et des professionnels de l’éducation permet de faciliter la gestion des éléments stressants de l’environnement (conflits des rencontres, pression académique). Ces adolescents empathiques profiteraient ainsi davantage (ce qui renforcerait les différences) de la médiation du milieu scolaire que ceux dont les capacités empathiques sont moins étoffées puisqu’ils tireraient moins profit du soutien social des adultes à l’école.
Si j’ai bien compris, un manque d’empathie peut favoriser le développement de troubles plutôt externalisés (prise de risque importante, délinquance), alors que si on a trop d’empathie cela favoriserait des troubles plutôt internalisés (anxiété, dépression) ?
G. DORARD :
Ce qui est vraiment intéressant, c’est de voir que les associations entre degré d’empathie et facteurs de risque psychologique ne sont pas colinéaires ou unidirectionnelles. L’enjeux, et c’est le cas pour beaucoup de dimensions psychologiques de l‘individu, est de trouver un juste équilibre, ni trop ni pas assez.
Prenons l’exemple d’un cas similaire autour de la dépression. On pourrait considérer que la dépression est perçue de façon négative, ce qui est le cas quand il y a trop d’affect dépressif ; mais ne pas avoir la capacité de déprimer, de ressentir ou de vivre de la tristesse, c’est en soi un signe de dysfonctionnement psychologique. Donc comme pour tout, modération, équilibre, mesure dans l’expression de la dimension doivent être encouragés pour l’empathie.
Un petit mot à destination des adolescents ?
Une sorte de recommandation ?
G. DORARD :
La première chose qui me vient c’est un slogan : « Ecoutez-vous ! et écoutez-vous les uns les autres !». Pouvoir être attentif à son vécu interne, à ses propres émotions, sa manière d’utiliser ses émotions au mieux dans la relation avec l’autre. Par l’intensité des émotions que certains adolescents éprouvent, cela peut faire peur de se confronter à ce vécu émotionnel mais pour autant c’est nécessaire pour pouvoir bien vivre avec soi-même et avec les autres. Il faut essayer de se dire que lorsque cette intensité fait vraiment trop peur et que l’on se trouve devant l’impossibilité de s’y confronter, trouver alors l’aide d’un adulte peut être une bonne stratégie d’ajustement.