Bruno est psychiatre, addictologue et thérapeute familial. Il est responsable d’une unité de soins ambulatoires en addictologie au CHU de Nantes, et il a participé au Co’ciliabule de la RéCRÉ qui a eu lieu le 30 juin 2021 portant sur “les écrans et les jeux vidéos”.
Comment détecter une addiction aux jeux vidéo ?
Comment la prendre en charge ?
Lisez jusqu’à la fin, Bruno propose des conseils aux adolescents !
Interview faite par : Anaëlle Camarda
Retranscription faite par : Virginie Kehringer
Bruno ROCHER
Médecin psychiatre, addictologue, j’exerce d’abord dans une activité clinque dans le service d’addictologie universitaire au CHU de Nantes au sein de l’Espace Barbara. C’est un service de soin qui se consacre aux addictions comportementales depuis plus d’une trentaine d’années et qui accueille dans ce cadre beaucoup de patients qui présentent des troubles du comportement alimentaire. Le service a naturellement ouvert ses portes aux problématiques d’addictions aux jeux vidéo, domaine sur lequel j’ai effectué mon travail de thèse en 2007 : il s’agissait alors d’investiguer davantage ce champ, de le comprendre et de commencer à poser des jalons pour organiser des soins autour du patient et de sa famille. C’est dans la continuité de ce travail que 15 ans plus tard nous avons, avec Lucie Gailledrat et sa thèse en 2013, publié notre livre en 2020 (pour lire la fiche de lecture, cliquez ici !).
Bruno ROCHER
Il est important de discerner les deux addictions. L’écran actuel, dans notre société moderne et occidentale va du smartphone à la tour PC de gamer, de la console à la tablette et même tout un tas d’objets connectés qui pourrait rentrer dans cette dimension d’écran. Rapidement on se rend compte qu’il s’agit d’un élément omniprésent dans le quotidien des jeunes français. Il est hors de question d’aller parler d’addiction chez tous ces gens qui sont des utilisateurs férus d’écran. Si l’objet « écran » est extrêmement développé, il faut discerner ce qui, dans la notion d’écran, peut devenir problématique. Si on prend le problème à l’envers, en se demandant qui vient nous voir, dans le service, avec des situations typiques, on se rend compte qu’il s’agit :
- De jeunes qui sont dans des utilisations non pas d’écrans tout venant (type réseaux sociaux, tchat…), mais d’utilisation de jeux vidéo en ligne ;
- De jeunes hommes (95%) – il s’agit effectivement d’une pathologie très genrée ;
- Dont la moyenne d’âge est entre 23-24 ans (De 15 ans notre limite basse à 40-50 ans régulièrement).
Cette dernière précision est importante parce que c’est par le biais de ce type de jeu qu’il existe un intérêt dans une socialisation différente à la vie réelle, qui vient comme un substitut de celle-ci, créant une sorte de vie parallèle empêchant alors d’aboutir une vie réelle. L’avènement du métavers viendra interroger et démultiplier ces questions.
La dimension addictive est le fait de se retrouver dans ce monde virtuel des jeux vidéo comme dans une voie de garage dans lequel le développement personnel IRL (In real Life – autrement dit « dans la vraie vie ») est entravé. Adolescents ou jeunes hommes se retrouvent dans le jeu (in game) à vivre de façon moins angoissante, plus satisfaisante. Ils perçoivent cette vie comme plus épanouissante que la vie réelle qui pourrait être vécue comme traumatisante (parcours de vie familiale ou personnelle tumultueux) ou trop angoissante (pression sociale, pression à la réussite, à l’insertion dans la vie de compétition mal vécue). Plus concrètement, nos patients sont :
- Majoritairement au domicile parental et n’ont pas pris encore leur autonomie de logement et financière,
- 70% d’entre eux sont célibataires,
- Ils présentent des comorbidités psychiatriques assez fréquentes (troubles anxieux, dépressifs pour environ 1 patient sur 2),
- Ils utilisent l’ordinateur / les écrans / les jeux vidéo entre 8h et 15/20h par jour,
- Ils subissent une abstraction voire une annulation du cycle veille/sommeil sur 24h. Ils sortent très peu de chez eux et laissent libre cours à leur pratique de jeu en ayant une diminution de leurs repères sociaux.
L’addiction aux jeux vidéo partage d’ailleurs ce dernier aspect avec les autres addictions : une exclusion du monde social pour se reclure dans la pratique et dans celle-ci uniquement, avec en outre une défense de cette pratique qui doit être préservée à tout prix dans la perception du joueur.
Bruno ROCHER
Oui, de façon assez étonnante si on regarde les chiffres. Depuis les années 2000, les consultations étaient doucement croissantes, avec 1 à 3 nouveaux patients par mois qui venaient consulter dans le service. Mais depuis 2020 et l’entrée dans le confinement, on a constaté une diminution très nette du nombre de sollicitations, entre 0 et 1 nouvelle demande par mois seulement jusqu’à fin 2021, on constate une augmentation de 1 à 2 depuis. Bien sûr cela reste des chiffres dont je témoigne à l’échelle de notre service, mais la tendance semble s’être confirmée dans d’autres services équivalents.
Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’avec l’obligation de rester chez soi, les joueurs ont vu disparaître la pression de la vie réelle évoquée précédemment. Les patients avec qui j’étais en relation avant la période de confinement et qui ont pu faire la comparaison se trouvaient soulagés par la situation de confinement. C’était alors la fin de la pression de devoir sortir pour aller au lycée, à la fac ou au travail ; Ils avaient la possibilité de vivre leur pratique librement, de vivre des relations sociales à distance ne posait aucun souci puisqu’il s’agissait d’une pratique pour laquelle ils étaient déjà équipée et à laquelle ils étaient parfaitement habitués. La fin des obligations sociales traditionnelles qui les angoissaient a permis aux joueurs de se sentir désengagés de celles-ci aussi bien intérieurement que vis-à-vis de leur entourage, qui n’avait plus besoin de les pousser à sortir et les laissait un peu plus tranquilles.
Étant donné qu’aujourd’hui, les sollicitations de notre service reprennent, la vraie question va être de savoir si on va assister à un effet de rebond et de rattrapage de situations qui se sont dégradées au domicile et qui vont arriver dans les services de soins dans les mois qui viennent, ou si finalement il va y avoir une sorte d’abrasion de la problématique puisqu’il y aura eu une sorte de prise de conscience que le vie virtuelle (visioconférence, cours à distance…) est aussi une modalité relationnelle satisfaisante.
Les délais de « mise en soins » (délai entre l’apparition du problème et la première consultation) avant le COVID était de 4 ans, avant 2020. Seule une attention à cette problématique au long cours nous apportera cette réponse.
A.C : Un petit mot pour la fin, qui s’adresserait directement aux lecteurs ; adultes qui tentent de comprendre les comportements de jeux ou les adolescents eux-mêmes ?
Bruno ROCHER
Je pense que le message principal est, pour les parents ou l’ensemble des adultes, de considérer cette culture numérique des adolescents comme une adjonction aux modalités d’échanges traditionnelles. Ceux-ci doivent respecter et cultiver les méthodes d’échange mais aussi accepter, accompagner, valider ces nouveaux moyens.
En plus de 10 ans de pratiques j’ai eu l’occasion de rencontrer une génération de parents peu « gamer » qui sont désormais très souvent des parents plus au fait de ces pratiques. Cela modifie les jeux de tractation, d’affiliation, de compréhension de ces pratiques vidéoludiques.
Pour les adolescents le message principal serait d’essayer de prendre le recul nécessaire pour garantir la diversité des centres d’intérêt et des engagements. Ce n’est pas parce que les jeux en ligne sont funs, compétitifs, engageants, stimulants qu’il faut leur laisser toute la place, surtout si la vie IRL est difficile. Il faut faire attention, car l’immersion dans le jeu peut devenir un vrai paradis artificiel dont il peut s’avérer difficile de sortir.
Pour aller plus loin, rendez-vous sur l’interview des enfants à propos des écrans, et la fiche de lecture du livre de Bruno !
Fiche de lecture du livre de Bruno
Quels sont les impacts des écrans d’après les enfants ?