Chercheuse à l’Université Catholique de Louvain (Belgique), Anaëlle a participé au Co’ciliabule de la RéCRÉ qui a eu lieu le 21 avril 2021, et qui portait sur “l’école de la créativité”.
Quel est l’état de la recherche sur le développement de la créativité, et plus particulièrement de la capacité à dépasser les blocages créatifs ? Comment peut-on se saisir de ces avancées pour stimuler la créativité des enfants et des adolescents via l’école ?
Lisez jusqu’à la fin, Anaëlle vous recommande quelques lectures et de chouettes petites vidéos !
Anaëlle Camarda, vous travaillez depuis plusieurs années sur la créativité. Quels sont vos grandes thématiques et les principaux enjeux de vos recherches ?
A. CAMARDA :
Mes travaux consistent principalement à étudier comment les compétences de créativité se développent, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, et même chez les experts formés à la créativité (notamment les managers ou les ingénieurs). Plus précisément, je cherche à comprendre quels sont les mécanismes qui sous-tendent la capacité à sortir de ce que nous appelons les “effets de fixation”, qui sont des blocages à la génération d’idées créatives que l’on trouve chez tout le monde.
Pour ce faire, j’utilise à la fois des techniques d’expérimentations de psychologie cognitive, lors desquelles on s’intéresse au comportement des personnes (comment vont-ils répondre au problème qui est posé ? De combien de temps ont-ils besoin pour résoudre un problème ? Sont-ils meilleurs dans une condition ou dans une autre ? etc.) et des techniques de neuro-imagerie (en particulier l’électroencéphalographie et l’IRM).
Selon les questions de recherche que nous nous posons, alors nous travaillons soit en laboratoire, soit sur le terrain en menant des recherches appliquées avec les acteurs spécialistes du terrain en question. Par exemple, lorsqu’on travaille sur des questions autour des apprentissages à des méthodes de créativité, on peut le faire en école avec les enseignants, ou en centres culturels / artistiques avec les animateurs.
Ainsi, on essaie d’obtenir une vue globale des mécanismes qui impactent les compétences de créativité et leur développement – on prend en compte à la fois les mécanismes cognitifs que l’on peut tester en situation de laboratoire, mais aussi les phénomènes sociaux qui peuvent émerger lorsqu’on travaille en groupe avec des camarades, des enseignants, avec sa famille, etc. J’essaie donc de comprendre comment se développe la créativité, en partant des mécanismes fondamentaux, pour comprendre ce qu’il se passe chez chacun en situation quotidienne.
Vous parlez des “effets de fixation”, pouvez-vous en dire un peu plus ? Est-ce que tout le monde peut être fixé ?
A. CAMARDA :
Comme je le disais précédemment, les effets de fixation sont des blocages cognitifs que l’on rencontre lors de la génération d’idées créatives. L’enjeu, lors d’un exercice de créativité, est de faire des propositions qui sortent de l’ordinaire, que l’on voit rarement, et que peu de personnes sont en mesure de proposer. Si j’invente une nouvelle voiture qui a toutes les fonctions et le design d’une voiture déjà existante, et qui plus est qui est déjà largement utilisée par les consommateurs, alors mon objet ne sera pas jugé “créatif”.
Pour être créatif, il faut alors dépasser certains blocages, certaines limites auxquelles nous nous confrontons, et qui sont certainement issues des apprentissages que nous avons faits tout au long de notre vie. En effet, ces apprentissages nous permettent d’automatiser des stratégies de réponses à des problèmes que nous avons déjà rencontrés, de manière à résoudre ces mêmes problèmes plus rapidement les fois suivantes. Ce processus est à la fois extrêmement adaptatif, car les automatismes réduisent les coûts cognitifs de nos actions quotidiennes (il est plus simple d’accomplir une tâche automatique, une routine, un réflexe), mais il peut aussi se révéler être un piège lorsque nous avons justement besoin de sortir de ces automatismes (comme dans le cas de la créativité, de l’invention, de l’innovation). Je trouve que ce mécanisme est bien décrit dans l’expression que l’on utilise très classiquement dans les domaines créatifs “Think outside the box” (en français : Penser à l’extérieur de la boite). C’est vraiment l’idée qu’on doit penser en dehors de certaines limites que l’on se fixe sans même se rendre compte qu’elles nous empêchent d’explorer les alternatives possibles pour répondre à un problème.
Si les apprentissages créent davantage d’effet de fixation, est-ce pour cette raison que l’on dit “les enfants sont plus créatifs que les adultes” ?
A. CAMARDA :
L’idée que les enfants sont plus créatifs que les adultes est fausse. La littérature scientifique démontre bien que les compétences de créativité se développent de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, sans toutefois suivre la trajectoire linéaire trop rapidement accordée. En effet, certains auteurs ont observé des phases de petites réductions ou de stagnation de la créativité, d’autres ont mis en évidence un développement par pallier ou bien sous une courbe en forme de J (développement faible au départ, puis développement plus rapide lors de l’adolescence).
Malgré tout, à l’heure actuelle, la littérature ne fait pas consensus quant à la capacité des enfants à sortir des effets de fixation. Alors que certaines études attestent que les enfants réussissent moins à sortir des effets de fixation que les adultes (comme l’aborde la vidéo de l’expérimentation menée par Hanus et collaborateurs ci-dessous, où l’individu doit réussir à sortir une cacahouète d’un tube), d’autres montrent que les enfants peuvent être un peu plus flexibles. Le problème est qu’il existe trop peu d’études sur cette question, et qu’il est donc difficile de se prononcer sur le développement de la capacité à sortir de ces fixations car les tâches données ne sont pas tout à fait comparables les unes aux autres.
Un des éléments de réponse que je pourrais apporter, et qui découlent des études que nous avons menées avec Mathieu Cassotti, est que les effets de fixation des enfants ne sont pas les mêmes que ceux des adultes. En effet, les connaissances se construisent et laissent place à des activations automatiques de connaissances différentes. Ainsi, un adulte qui évaluerait le travail d’un enfant pourrait être surpris par certaines réponses de l’enfant, et le trouver très créatif car les réponses seraient en dehors de la zone de fixation de l’adulte. Alors finalement, peut-être que cette construction naïve et erronée que l’enfant serait plus créatif que les adultes provient simplement du fait que l’adulte peut parfois être étonné des propositions de l’enfant. Malgré tout, les enfants aussi font face à des effets de fixation très forts. Contrairement à l’adulte, ils sont démunis pour les dépasser puisqu’ils ont moins de connaissances pour s’aider à créer d’autres liens plus originaux entre des notions : les processus cognitifs nécessaires au dépassement des effets de fixation n’arrivent à maturation qu’à la fin de l’adolescence !
Pourquoi l’école devrait-elle s’intéresser à la créativité ?
A. CAMARDA :
Tout d’abord, je crois qu’à l’école, tout comme dans d’autres milieux, le terme “créativité” a laissé place à de nombreux quiproquos. En effet, la notion de créativité est difficile à définir : elle englobe une multitude d’actions, des rendus finaux différents, des cadres d’expression variés, etc. La définition relativement consensuelle qui est utilisée dans le domaine de la recherche en psychologie de la créativité suppose qu’elle est l’habileté à générer des idées qui soient à la fois nouvelles, et appropriées au contexte et à la demande initiale. Mais elle ne se limite en aucun cas au domaine artistique, ni aux arts plastiques : elle peut être utilisée quotidiennement chez chacun d’entre nous ou à l’école.
Dès lors que nous tentons de résoudre un problème pour lequel aucune solution n’est évidente, alors appliquer des stratégies complètement automatisées ne suffit pas. Il faut inventer, imaginer, proposer une nouvelle méthode de résolution du problème. Ce processus, plus ou moins long, est cognitivement coûteux pour l’individu. Selon cette définition, il paraît évident qu’on peut être “bloqué” face à un problème d’expression personnelle dans le cadre d’œuvres artistiques. Mais on peut l’être tout autant face à une situation difficile à résoudre au quotidien lorsqu’il nous manque un outil pour bricoler et que les magasins sont fermés ; lorsqu’un problème de mathématiques ou de sciences ne permet pas d’appliquer une stratégie déjà connue par l’élève ; ou encore lorsqu’on doit inventer une histoire en expression écrite ou orale en cours de français.
De mon point de vue, ce que l’on appelle créativité n’est en réalité qu’un prolongement de ce que nous appelons le “raisonnement”. Lors d’une tâche de créativité, tout comme lors d’une tâche de raisonnement (mathématique, langagière, etc.), il est important de comprendre le problème qui est posé, de l’analyser, avant de lui proposer une réponse. Cette phase de proposition se révèle parfois être une phase de “choix” entre plusieurs solutions qui s’offrent à nous et dont chacune résoudrait sans distinction le problème auquel nous sommes confrontés ; ou bien une phase de “génération” d’idées nouvelles car aucune de celles à notre disposition ne nous conviendrait.
Dans ce contexte, l’école devrait s’intéresser davantage à la créativité, car ce n’est pas une matière “à part”, ce n’est pas un outsider. Les mécanismes cognitifs sous-jacents du raisonnement génératif sont également fortement partagés par le raisonnement mathématique, scientifique, etc. Stimuler l’un pourrait alors stimuler l’autre, si tant est que nous travaillions ces mécanismes en dehors des cloisonnements disciplinaires, pour qu’ils évoluent de manière globale, et que ces compétences puissent se transférer d’un exercice à un autre. Cette réflexion est au cœur des recherches que nous menons actuellement à l’école avec de nombreux enseignants.
Au-delà de l’interaction qui existe entre les mécanismes de la générativité et les mécanismes cognitifs que l’école souhaite stimuler chez les enfants, les espaces de raisonnement génératif permettent de remettre en question la peur de l’échec de l’élève. En effet, ce sont des espaces où les erreurs ne sont pas des erreurs puisqu’il n’existe aucune solution évidente. A l’inverse, les propositions générées permettent de s’appuyer sur les connaissances des enfants, leurs propres acquis, de déconstruire des idées reçues, de raisonner et d’élaborer le cours et les notions nouvelles à partir des connaissances du groupe-classe. Participer à des activités lors desquelles les enfants sont valorisés pour leurs idées sans avoir peur d’échouer leur permet de développer le plaisir d’apprendre. Enfin, l’une des missions primordiales de l’école est de former les générations futures, des citoyens et travailleurs du monde de demain. Les enquêtes PIAC ont déjà montré depuis de nombreuses années que le monde du travail évolue et qu’il est devenu primordial de savoir “répondre à des problèmes pour lesquels aucune solution n’est évidente” au quotidien. La créativité apparait alors comme une compétence nécessaire pour favoriser l’insertion professionnelle des jeunes : elle est d’ailleurs une des “soft skills” les plus valorisées par les recruteurs à l’heure actuelle.
Un petit mot à destination des adolescents ?
Une sorte de recommandation ?
A. CAMARDA :
Je souhaiterais donner aux enfants et aux adolescents deux conseils.
Premièrement, investissez-vous dans une activité extrascolaire ! Un loisir créatif ne permet pas uniquement de s’échapper de son quotidien et de prendre du plaisir. Elle permet aussi de développer des compétences nécessaires pour votre vie scolaire, quotidienne, actuelle et future. Il est nécessaire de ne pas négliger ces espaces d’échanges, de connaissances, sources de développement de compétences cognitives.
Le deuxième point concerne les apprentissages. Certains d’entre eux paraissent moins essentiels que d’autres, à tort, tels que les cours d’éducation musicale, d’arts plastiques ou encore d’écriture créative. Les enfants, et plus particulièrement les adolescents, rapportent souvent que ces cours sont pour eux des espaces de “récréation”, sans réels programmes, où ils apprennent peu, en comparaison aux cours de mathématiques, de SVT, etc. En réalité, ces espaces, mettant en œuvre les programmes officiels de l’Education Nationale, donnent accès à d’autres formes d’apprentissages, aussi fondamentales que l’histoire-géographie, que les mathématiques, ou que toute autre discipline scolaire. Ces formes d’apprentissages permettent de développer non seulement votre culture générale, vos intérêts pour des domaines que vous ne connaissiez peut-être pas encore, mais aussi et surtout des formes de raisonnements utiles au quotidien !
Parfois les objectifs d’apprentissages de ces cours ne vous paraissent pas explicites, mais de nombreux enseignants travaillent à l’heure actuelle pour palier cette limite. Aidez-les en leur faisant part de ce qui vous plait dans ces cours, et de ce que vous aimeriez y faire les années suivantes !
Pour aller plus loin, voici quelques références qu’Anaëlle vous propose
(N’oubliez pas, google scholar est l’ami de la science ouverte:) :
- Lubart, T., Mouchiroud, C., Tordjman, S., & Zenasni, F. (2003). Psychologie de la Créativité. Armand Colin. (=> ici)
-
Camarda, A.& Cassotti, M. (2020). Développement neurocognitif de la créativité. In Poirel, N. (Eds.), Neurosciences cognitives développementales. Louvain-La-Neuve : De Bock. (=> ici)
- Cassotti, M., Camarda, A.,& Bouhours, L. (2019). Des groupes de formation action en créativité. In Houdé, O. & Borst, G. (Eds.), Le cerveau et les apprentissages. Paris : Nathan. (=> ici)
Quelques vidéos vraiment chouettes !
- https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01713068/document (L’article cite tout un tas d’autres références sur les rôles modèles)
- Jay Silver présente une conférence Ted X où il détourne l’utilisation d’objets de manière très rigolote, et pose des questions autour des enfants
- Linda Hill présente une conférence Ted X où elle discute des méthodes de gestion de la créativité en groupe, chez Pixar. Ce n’est pas tout à fait appliqué directement aux jeunes et à l’école, mais c’est vraiment super et inspirant !